Philippe Scialom - Psychologue Psychothérapie - Psychologie - Psychanalyse - Psychomotricité Enseignement - Cours - Articles - Guidance - Informations - Aides Parents - Enfants - Ados - Etudiants
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PSYCHOLOGIE DE L'ADOLESCENCE

Sur cette page et la suivante, 5 textes, tirés de conférences ou d'articles, concernent différents aspects de l'adolescence tant normale que pathologique.

 

- Cette période de la vie est  le temps d'un grand remaniement psychique et somatique. Le corps est donc au premier plan pour exprimer le développement de la personnalité et les méandres de sa souffrance. Les symptômes parlent donc autant du présent que des traces de la petite enfance, époque où la dépendance du petit passe par son corps. Le cas de Caroline, ses séances de psychothérapie, des témoignages d'adolescents illustrent ces propos.

 

- L'étude de l'anorexie, la boulimie, des tatouages, des piercings, des scarifications et autres phénomènes adolescents interroge donc la construction du psychisme et de l'image du corps.

 

- D'autres textes sur cette notion d'image du corps (Eric Pyreire ou Philippe Scialom) sont aussi accessibles dans l'onglet "Psychomotricité".

ADOLESCENCE NORMALE ET PATHOLOGIQUE
Processus adolescents normaux et pathologiques et annexes épidémiologiques et recommandations du rapport sur la santé des jeunes (X. Pommereau).
Adolescence normale et pathologique.pdf
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Courte Vidéo de prévention : très explicite du déni de la réalité et du trouble de l'image du corps dans l'anorexie.

BOULIMIE, UN "RIEN" EN TROP : LE CAS DE CAROLINE

CONFERENCE FAITE PAR PH. S. A L'ECOLE DES PARENTS LE 20/01/2006 - GUYANCOURT.

ANOREXIE ET BOULIMIE, UN RIEN EN TROP !

• Entrons de front dans notre sujet : une synthèse réalisée par l’INSERM  prévoit que les troubles des conduites alimentaires et addictives ont de fortes probabilités de devenir le nouveau mode d’expression préféré des psychopathologies de l’adolescence.
Nous allons nous allons donc nous poser des questions ce soir sur l’anorexie, la boulimie et l’obésité. Est-ce que ces troubles des conduites alimentaires constituent la maladie du siècle ?
Même si ces symptômes ont des origines génétique et psychologique il devient évident qu’ils atteignent de plus en plus les jeunes et qu’ils sont en forte interaction avec l’environnement socioculturel. L’importance portée par la société à l’image du corps, à la silhouette, aux régimes et à l’alimentation influence la croissance des dysfonctionnements alimentaires, y compris l’obésité. Les symptômes autour de la sphère alimentaire apparaissent de plus en plus tôt et de façon nouvelle : par exemple, maintenant l’anorexie concerne aussi les garçons, ou encore des pubertés précoces semblent plus fréquentes. Nous pourrons discuter des différents niveaux conscients et inconscients de cette influence sociale.
Le diagnostic et la prise en charge interviennent souvent tard, surtout pour les anorexiques, car les familles ne voient pas tout de suite la gravité de la situation. Les variations pondérales d’au moins 10 %, l’aménorrhée – absence de règles –, les préoccupations excessives autour de l’image du corps, de l’alimentation et la mauvaise estime de soi doivent, selon les experts, être considérées comme des signes induisant un possible comportement anorexique ou boulimique. Signes qui doivent amener à consulter rapidement, sans toutefois confondre régime et anorexie, ni prise de poids et boulimie.
Dans les troubles alimentaires, certaines adolescentes ont un tel déni de leur corps et de leur féminité que le langage n’opère plus comme moyen de communiquer. La voie somatique, est devenue la seule possible pour s’exprimer et mène ces adolescentes à des stades extrêmes.
La boulimie est en apparence un comportement contraire à l’anorexie. Pourtant, avec des nuances, il s’agit du même conflit psychique et les formes mixtes sont courantes.


Enfin, deux mots sur le troisième trouble alimentaire : l’obésité.
Tandis que la dénutrition devient très rare en France, c’est aujourd’hui l’excès qui pose problème. Toutes les études indiquent une augmentation sensible de la prévalence de l’obésité. En France, elle concerne 10 à 15 % des enfants et des adolescents, avec un taux plus élevé chez les garçons que chez les filles. L’obésité a des répercussions immédiates (retard pubertaire éventuel, limitation des mouvements, mauvaise image de soi, rejet ou moqueries de la part des pairs…), mais aussi à plus long terme lorsqu’elle perdure au-delà de l’adolescence, exposant ainsi le sujet à des risques importants (diabète, hypertension artérielle, infarctus…).
La cause principale du surpoids et de l’obésité est la baisse de la dépense énergétique liée au mode de vie, associée à d’importantes modifications qualitatives de la ration alimentaire et au déséquilibre de l’alimentation. Le développement du grignotage ou des conduites boulimiques est en effet associé à un appauvrissement des relations affectives et de la communication.
En vous exposant bientôt quelques éléments de la psychothérapie de Caroline, je vous proposerai surtout d’explorer ce qu’expriment l’anorexie mentale et la boulimie  en tant que conflit et souffrance psychiques plutôt que maladie. Je trouve impropre de dire : c’est une anorexique, c’est un alcoolique, un drogué, etc. Réduire une personnalité entière à son symptôme me parait être une erreur. Les médias qui ont, certes, contribué à faire connaître ces aspects de la souffrance, ont sans doute accentué cette dérive.


Les troubles alimentaires constituent en effet des tentatives de rupture avec la souffrance qui immobilise le sujet. L’accent doit être mis sur la dépression ou les difficultés à prendre son indépendance et à s’individualiser, ce qui fait partie du processus adolescent. L’enjeu vital, qui apparaît en cas d’anorexie et dans la plupart des addictions, crée une telle inquiétude que le fond du problème est relégué au dernier plan par l’entourage, au risque de ne pas être traité.
Passer à côté des motivations inconscientes qui ont amené un sujet à avoir des crises de boulimie serait un non-sens. Ce serait ignorer le contexte et l’histoire personnelle qui se sont exprimés à travers ce comportement utile qui vise à endiguer une angoisse.


Les angoisses de perte et d’abandon sont assez typiques de l’adolescence.
Si les comportements sociaux se ressemblent, leurs significations individuelles sont multiples. C’est cette diversité de sens qui distingue une boulimie d’une autre. Il n’y a donc pas une boulimie ou une anorexie mais des sujets qui souffrent et s’expriment, entre autres, par de la boulimie ou de l’anorexie.
Les obèses se remplissent de trop, les boulimiques, en plus, se font vomir et les anorexiques se nourrissent… mais avec rien ! Cette dialectique du trop et du rien retire ou crée un espace vide entre soi et l’autre. Un espace pour penser ou au contraire ne plus penser à un amour qui manque ou qui gave. Un amour qui ne se parle pas mais qui passe par la nourriture. Elles étouffent. Elles ne s’aiment pas. Elles cherchent le sevrage. Celui-ci n’a pas eu lieu du point de vue psychique. L’anorexique n’est pas séparée de sa mère. Elle essaye, concrètement, de briser ce lien qui l’asphyxie. Elle cherche à reprendre seule son souffle. Elle n’a plus de désir. Le gavage lui a coupé l’appétit. Surtout si c’est sa mère qui est dans l’assiette, comme son sein a été dans sa bouche. La jeune fille anorexique cherche à éprouver la faim, à se creuser un espace pour vivre. Elle creuse aussi sa tombe. C’est son paradoxe. Exister passe par cette disparition. En se focalisant sur la nourriture et sur un régime, elle croit trouver son indépendance et maîtriser sa vie, contrôler son corps et sa sexualité. Ses pensées obsessionnelles et envahissantes l’éloignent de façon insidieuse du but. Elles ne lui servent plus à construire sa vie, à préparer un bon départ, mais à disparaître et éviter de résoudre les conflits présents. L’anorexique tend vers une pureté mortelle, exsangue. Elle cherche à être en manque. L’amaigrissement stimule la sécrétion d’endorphines dans le corps, dont les effets sont comparables au shoot d’une drogue excitante.
De façon plus générale, on comprend que l’accentuation des trois grands troubles alimentaires que sont la boulimie, l’anorexie et l’obésité est le signe de nouveaux comportements socioculturels et de modifications du lien social et familial qui sont en crise.


LES SEANCES DE CAROLINE
Vous êtes le premier à qui je vais confier ce secret : je suis boulimique. J’emploie le mot juste. Je me suis documentée. Je ne parle pas des grignotages qui font grossir, mais de crises où je finis les doigts dans la bouche pour vomir. Ce comportement me retire tout plaisir. Je n’y avais jamais pensé avant. Je gâche tout. Je m’interdis d’être heureuse.


Samedi soir, je me suis forcée à sortir avec des amis. C’était sympa. Je les aime bien. Je ne pouvais plus refuser, cela faisait trois mois que j’annulais les soirées et j’étais à court d’arguments. Je ne supporte pas le restaurant. C’est un supplice de manger devant les autres. J’ai prétexté un mal au cœur pour éviter le dessert et aller aux toilettes me faire vomir. C’est simple, j’enfonce mes doigts ou un mouchoir jusqu’au fond de ma gorge. Quand je mange je vis un calvaire. Je ne veux pas grossir. Je ne supporte pas mon physique. J’ai dix kilos de trop. Quand je suis angoissée, j’ai des crises où j’ingurgite tout ce qui me passe sous la main. Je suis monstrueuse à voir. Je ne peux pas m’en empêcher. C’est fou, parce que tout contrôle m’échappe. Je suis d’abord soulagée quand cet état de tension s’apaise. C’est presque jouissif. Sauf qu’après, quand je reprends mes esprits, je réalise les dégâts que j’ai commis dans cet état second. Je dois à tout prix réparer, effacer. À ce moment-là, je vomis. Je retire de mon corps ces kilos qui allaient encore l’alourdir. Je crains d’être surprise quand je mange ou quand je vomis. Je veux être seule, tranquille, ne croiser personne. Je suis aux aguets, toujours tendue. Ensuite, c’est la déprime pendant plusieurs jours. J’éprouve du dégoût envers moi-même. Je hais mon apparence et ma faiblesse. J’ai besoin de m’isoler comme une bête blessée. C’est la raison pour laquelle mes parents ne me voient jamais à un repas de famille et que je refuse les sorties proposées par mes amis. Le champ de ma vie sociale s’est réduit. Ma famille et mes copains de fac me prennent pour une sauvage, mal dans sa peau. Ils n’ont pas tort, mais ils ignorent combien j’en souffre. Ils me manquent.


Ma mère se fait aussi de fausses idées sur moi. C’est le plus dur à supporter. Jamais je ne lui en parlerai. D’abord, je ne serai pas comprise. J’ai essayé une fois avec ma meilleure amie de l’époque. Elle m’a traitée de folle et m’a conseillée de me faire soigner. Selon elle, je n’ai aucune volonté. Non seulement nous ne nous voyons plus, mais je ne recommencerai pas l’expérience. C’est un peu l’impasse. Ma vie est de plus en plus pourrie. Je vous effraye ? Je le vois à votre tête. Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas suicidaire. Oh, j’y ai déjà pensé. À 15 ans, j’ai eu une déception amoureuse, très douloureuse. Ma mère m’a juste dit : un de perdu, dix de retrouvés ! Dix, c’est justement le poids de mes kilos en trop ! »


 « Je me sentais désespérée et abandonnée. Je n’ai pas réfléchi. Il fallait stopper cela. En vous parlant je me rends compte du paradoxe : j’allais dire que ce geste suicidaire était vital ! C’était mon instinct de survie qui parlait ! Je suis givrée ! Bref, j’ai pris plusieurs boîtes de médicaments différents dans la pharmacie, mais c’est mon estomac qui a refusé le “traitement” ! J’ai eu des crampes et des vomissements terribles. Au milieu de la nuit, j’ai réveillé mes parents pour leur dire ce qui m’arrivait. J’avais peur de mourir. Je n’y avais même pas pensé. C’est avec la douleur au ventre que je m’en suis rendu compte. Mon père s’est levé. Il m’a raccompagnée dans ma chambre en me disant que ça irait. Je les ai entendus discuter. J’ai dormi douze heures. Le lendemain, ma mère m’a demandé si ça allait mieux. Elle n’a pas attendu ma réponse, comme d’habitude. Le sujet est passé à la trappe. Depuis, la vie ne me plaît toujours pas, mais j’ai peur de mourir.


« Cette histoire m’a donné un coup de fouet. L’année qui a suivi, j’ai voulu leur montrer à tous de quoi j’étais capable. À ma sœur, mon ex-copain, ma mère et les copines qui se moquaient de mes rondeurs. Oh, j’ai eu droit à tous les sobriquets, noms de cétacés ou de ruminants, qu’on donne à l’école primaire. Je me suis mise au régime. J’ai maigri très vite, trop vite. C’est ma meilleure amie, Elsa, qui m’a alertée. Quand moi, je me trouvais grosse devant le miroir, elle, s’inquiétait de ma maigreur. Mes parents n’ont rien vu, là non plus. Ils ne m’ont jamais regardée. J’ai l’impression d’être transparente dans ma famille. J’ai attribué mon absence de règles aux médicaments ingurgités deux mois avant. D’après la mère de ma copine, c’était de l’anorexie. Elle aussi m’a beaucoup aidée. J’aurais aimé avoir une maman comme elle. Elle m’a conseillé un médecin nutritionniste pour sortir de cette impasse et retrouver ma silhouette. Mes parents ne se sont pas étonnés de ma demande. J’ai consulté ce médecin. Tout a été mieux, mes règles sont revenues. J’ai connu une période de sérénité. Après mon épisode anorexique, j’ai passé une année bien dans ma peau. Mon corps me plaisait. J’ai eu plus d’amis, mais l’internat a provoqué une nouvelle rupture. »


De semaine en semaine, Caroline demeurait intarissable. Son besoin de se confier, comme d’être écoutée, était aussi important que sa solitude profonde. Mon attention l’aidait à se sentir exister. Je prenais toujours soin de la rassurer, de reprendre ses propres mots et de les reformuler pour qu’elle les entende à son tour. Je l’amenais à être plus précise, je l’aidais à faire des liens, à associer ses idées et les faits. J’évitais les questions trop directes. Son analyse s’appuyait en principal sur notre relation. Plus que la compréhension de ses symptômes, il importait d’offrir un soutien à la Caroline déçue et dépressive. Toute une partie d’elle-même restait en dehors de sa vie, comme désincarnée, fantomatique, inexistante. Elle se heurtait à l’impossibilité de vivre une relation. Elle perdait ses moyens pour communiquer et régressait, revenant à des sensations corporelles archaïques pour vaincre les angoisses d’abandon qui la terrassaient. La parole reprenait ses droits, aidée par sa vivacité intellectuelle, et l’amenait à se comprendre peu à peu.


« La dernière fois, quand nous nous sommes arrêtés, vous vouliez que je vous explique pourquoi je suis allée en internat. Je n’avais aucun problème scolaire mais nous étions à la campagne. Le lycée qui me convenait était plus éloigné que mon collège. Je ne pouvais plus rentrer chaque soir. De la maternelle au bac, j’ai eu un parcours sans faute avec les félicitations. Ma réussite ne m’a pas servi. Mes parents se sont habitués à mes notes et à n’avoir aucun souci avec moi. Contrairement à ma petite sœur, ils ne m’ont jamais fait travailler. Avec elle ils ont passé des week-ends entiers ! Ni mon père ni ma mère ne m’ont adressé un mot de satisfaction. Ma sœur a eu des récompenses dès qu’elle dépassait la moyenne. J’étais morte de rage. Quand je m’en plaignais, ils répondaient qu’il valait mieux être à ma place et que je ne devais pas envier ma sœur. Leur bac, tous mes amis l’ont fêté avec leurs parents. À l’occasion de ma mention très bien, j’espérais un cadeau. Il était empoisonné : j’ai eu droit au restaurant ! J’ai tout vomi.


« Ma boulimie a commencé un jour de grande déprime. C’était un week-end au début de l’internat. Vous vous souvenez d’Elsa ? Ma meilleure amie, qui m’a évité de finir anorexique. Elle est partie avec sa mère à l’autre bout de la terre. Elle était habituée, depuis l’enfance, aux changements d’affectation de son père, tous les trois ans. Mais pour moi, ce fût une catastrophe. Je ne m’en suis toujours pas remise. C’était ma seule véritable amie. Nous passions tout notre temps libre ensemble. On nous confondait souvent. Nous étions devenues semblables à force de nous fréquenter. Sa mère aussi me manque. Je suis très heureuse de me rendre chez eux aux prochaines vacances. L’internat, plus cette séparation, c’était trop pour moi. »


Heureusement, après quelques semaines j’ai rencontré Marjorie. L’internat est alors presque devenu un bonheur. Au moins, avec elle je me sentais exister pendant quatre jours. Le vendredi, jour de retour à la maison, je me réveillais l’estomac noué. Pendant le trajet en train, je sentais mes muscles se raidir. Une partie de moi semblait être restée à l’internat, tandis que mon corps rentrait vivre un calvaire. Je n’ai pas dû être facile pour ma mère. Elle m’exaspérait. Je me sentais prisonnière chez mes parents au vu de cette liberté et de cette humanité apportées par l’internat et surtout par Marjorie. »


Dans ce témoignage, Caroline ressentait un contraste insupportable, entre sa semaine de plénitude et l’aridité des échanges familiaux. Elle se repliait alors sur sa solitude et ses angoisses d’abandon et de perte. Chaque fois, elle avait l’impression de se « dévitaliser ». Mais son effondrement l’empêchait de résoudre les conflits et elle continuait à se sentir persécutée. Ses symptômes boulimiques se sont développés au cours de ces week-ends de solitude. Ils l’ont enfermée peu à peu, accentuant ses problèmes de communication. Ils apparaissent, dans ce contexte, comme la mise en acte d’une séparation impossible avec ses parents. Caroline ne parvenait pas à rompre avec un mode de communication infantile. Son corps de femme se trouvait comme engoncé dans un vieux manteau d’enfant devenu trop étroit. Elle ne trouvait plus les limites de son corps, de son identité et de son existence.


Elle a trouvé en Marjorie une mère, de même qu’Elsa et sa maman ont eu également un regard maternel et protecteur. Caroline a su puiser dans ces doubles de la figure maternelle dont elle avait besoin et qu’elle ne trouvait pas chez sa mère. Son narcissisme s’est aussi développé. Mais l’angoisse, retrouvée chaque week-end, de perdre cette relation bénéfique et fragile, s’est amplifiée avec la perspective du départ d’Elsa et l’idée d’être séparée de sa famille. Les tendances boulimiques et anorexiques sont autant de tentatives de maîtriser cette angoisse d’abandon.


L’aspect symbolique de la nourriture  est idéal pour exprimer cette angoisse. À ce stade, quand la parole n’est pas possible, le corps la remplace sans aide de la pensée. C’est la détresse du tout-petit, dépendant de l’adulte, qui attend que sa mère lui indique où il souffre et le réconforte. C’est le « mal au ventre » des enfants, qui signifie aussi bien la faim, l’anxiété ou l’état nauséeux. Ces derniers doivent apprendre à différencier et à nommer leurs sensations et leurs sentiments. Caroline revient sans cesse à cette étape. Tant qu’elle ne sera pas franchie, elle en aura besoin.


Elle a levé ses inhibitions et s’autorise maintenant à critiquer ses parents ou sa sœur. Elle juge glacial le contact de sa mère, qui n’est pas démonstrative. À la maison, Caroline commence à s’exprimer. Elle reproche à sa famille de la considérer comme quantité négligeable. Elle n’accepte plus leur absence d’intérêt à son égard. Quand elle rentrait chaque semaine de l’internat, il était impensable que Caroline s’affirme ainsi. Son mieux-être se voit et l’aide à s’épanouir. Elle prend soin d’elle-même. Elle a atteint une maturité qui correspond à son âge. Son mieux-être se ressent sur son physique Caroline s’est affinée. Ses habits, choisis avec goût, mettent en valeur sa silhouette féminine. Désormais, Caroline sait trouver d’autres issues aux frustrations ou aux privations. Son angoisse d’abandon ne lui ôte plus sa capacité d’action. Ses crises sont devenus rares et ne la conduisent plus à se retirer du monde. Son cercle d’amis s’est enrichi et sa timidité n’a plus prise sur elle, ni à la Faculté ni lors des stages. Caroline est satisfaite de sa vie. Elle se sent différente des autres, surtout lorsqu’ils sont en couple. Elle ne les envie pas mais ne se voit pas vivre à deux. Sa relation avec Marjorie est une solide amitié qui la satisfait totalement, comme celle qui se poursuit avec Elsa. Mais Caroline fuit encore les avances des garçons, qui s’intéressent de plus en plus à elle, à son grand étonnement.

 

Nous sommes arrivés à un point critique de son analyse.

Lors de certaines séances, il lui arrive de se demander si elle supporterait d’arrêter sa psychothérapie. Son parcours universitaire nous a donné l’occasion de franchir un pas de plus vers son indépendance. En fin de Maîtrise , elle pouvait passer un D.E.S.S. (Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées). Elle avait envie aussi de se présenter aux concours d’entrée d’écoles prestigieuses, en France comme aux Etats-Unis, bien que cela soit plus difficile d’accès pour les universitaires que pour les candidats déjà issus de grandes écoles. Dès lors, Caroline a été en conflit avec ses parents qui voulaient lui éviter un surcroît de travail pour préparer les concours et surtout un risque d’échec qu’elle assumerait mal. Tantôt elle leur donnait raison, tantôt elle pensait qu’ils la sous-estimaient.

 

« Au fond d’eux, ils ne veulent pas me laisser partir en province ou à l’étranger. Ma mère ne pourrait plus me rabaisser ou m’imposer ses désirs. » Pour la première fois, Caroline a ri devant mon geste l’invitant à tempérer ses propos. Depuis peu, elle reconnaissait sa part de responsabilité. Elle se laissait dominer par les désirs de sa mère et pouvait ainsi l’accuser, en retour, de despotisme. Cette relation tyrannique de dépendance se joue à deux. Caroline ne renonçait pas à accuser sa mère. « Pourquoi ne parvenons-nous pas à nous aimer ? » Caroline continuait à croire que s’aimer signifie être identique et en accord !
Elle s’est tout de même donné le choix et a passé des concours. En attendant ses résultats, il lui arrivait de souhaiter son propre échec pour ne pas avoir à assumer une décision que n’approuveraient pas ses parents. Acceptée aux premiers examens, elle a commencé la deuxième étape des sélections. Les crises de boulimie sont revenues. L’enjeu était important, quel que fût le résultat : elle avait la possibilité de choisir ou non son destin et d’être en accord avec ses désirs et ses projets. Caroline était consciente qu’elle jouait là sa liberté psychique. Enfin, elle est venue m’annoncer, en larmes, ses excellents résultats aux deux principales écoles. J’ai eu l’impression d’être le seul à en être heureux ! Elle a su cependant se poser les bonnes questions. « Suis-je assez armée pour risquer une rupture avec mes parents ? Si je suis l’avis de ma mère, j’évite un conflit qui peut être définitif. C’est un compromis. Mais je regretterai toujours cette liberté qui m’est offerte. Quel est le risque dans chaque cas ? Que vais-je perdre ou gagner ? Je pense avoir une vraie envie d’aller aux Etats-Unis… » Sur cette phrase, j’ai quitté mon fauteuil et me suis dirigé vers la sortie. Je lui ai fait comprendre qu’elle venait de donner sa réponse. Il n’y avait, par conséquent, rien de mieux à ajouter. Elle est partie songeuse en répétant : « c’est mon envie qui compte  ! »


On peut imaginer que son évolution permettra à Caroline de mieux assumer son agressivité tout comme ses sentiments ambivalents d’amour et de haine vis-à-vis de sa mère. Dans la famille de Caroline, comme souvent dans les familles d’anorexiques et de boulimiques, la douceur, le self-control et l’intellectualisation sont valorisés au détriment de la vie pulsionnelle et de ses aspects corporels. Ce qui est contradictoire avec le fait que « grandir est un acte agressif » (Winnicott.) Les excès et les provocations des adolescents deviennent inconciliables avec une famille où les conflits sont mal supportés. L’agressivité n’a plus que soi pour s’exprimer.


Caroline a acquis une sécurité intérieure et une meilleure estime d’elle-même. Elle a appris à soutenir les conflits dans sa famille sans craindre de s’effondrer ou surtout de perdre l’amour de sa mère. Elle s’est étonnée de constater qu’après quelques éclats de voix, celle-ci l’écoutait. Avant, elle aurait renoncé pour ne pas peiner ses parents. Aujourd’hui, ce n’est toujours pas facile, mais elle pense à elle et affirme ce qu’elle désire. Elle a découvert son droit d’exister.
« Mes parents m’ont écoutée et ils semblaient surpris. Ils avaient peur que je parte aux Etats-Unis par défi et que je gâche ma vie. Ils voulaient me préserver d’échecs possibles. Ils ont ajouté qu’ils me font confiance si c’est ce que je veux. Je n’en revenais pas. Il a suffi de leur parler de moi. Toutes ces années de mésentente pour ne pas les contrarier ! J’attendais qu’ils me laissent m’exprimer et eux attendaient que je m’exprime. Ma vie change de tournure parce que j’ai arrêté d’attendre leur autorisation. Je suis la seule à pouvoir être en accord avec mes désirs. Les autres ne peuvent pas savoir à ma place ce qui est bon pour moi. » Caroline est partie comme doivent le faire tous les adolescents qui arrivent à maturité. Cette séparation est bénéfique et non destructrice. Caroline est aujourd’hui heureuse.


Sa psychothérapie doit s’arrêter, même si ses symptômes ne sont pas tous résolus : il lui arrive encore d’avoir des crises de boulimie ; elle a envie d’avoir une relation avec un garçon mais s’en sent incapable. Il lui faut encore du temps pour terminer sa « croissance affective » et réussir sa vie de femme. Elle gardera sa sensibilité à la séparation, avec ses angoisses d’abandon, mais elle saura mieux les gérer et s’en protéger. Un jour, elle dira peut-être à ses parents, sans peur, qu’elle était boulimique. Elle cherchera plus à en comprendre la signification et l’origine dans sa petite enfance et dans celle de sa mère. Beaucoup de femmes finissent par régler ces problèmes quand, à leur tour, elles sont enceintes ou donnent naissance à un enfant. Elles comprennent mieux l’amour, les erreurs et les limites de leur mère. Elles leur pardonnent de n’avoir été qu’une mère « suffisamment bonne  » et non pas parfaite. Avec la disparition des ressentiments, leur adolescence peut alors prendre fin. Caroline m’a quitté, rassurante : « Ne vous inquiétez pas, si j’ai à nouveau des difficultés je saurai demander de l’aide en anglais. »


Les carences éducatives-affectives et les perturbations des liens d’attachement  sont des facteurs de risques dans la survenue de troubles des conduites alimentaires.
La boulimie, comme bien des comportements alimentaires, répète continuellement une sorte de travail de deuil. Nombre de rites funéraires sont accompagnés d’un repas où l’on partage des aliments en parlant du cher disparu. L’incorporation a à voir avec la mémoire. Il s’agit de mettre en soi l’image du mort, pour garder de lui ce qui est bon. De nombreuses personnes grossissent pendant leur travail de deuil et perdent les kilos en trop en sortant de cette période. La crise de boulimie consiste aussi à incorporer et à rejeter. L’introjection de l’objet d’amour – la représentation de la mère, pour Caroline – n’arrive pas à se fixer et se trouve rejeté. Ce processus se répète de crise en crise. Il sert à maintenir présente une sensation rassurante qui contre l’angoisse d’abandon et rétablit la perception intérieure, durable et sécurisante du sentiment d’exister ».

PH. S.






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